Depuis fin février 2022, à la suite d’une escalade militaire sans précédent ces dernières années, la guerre fait rage aux portes de l’Europe. Alors que le David ukrainien subit l’agression du Goliath russe, ce conflit armé voit émerger de nouveaux affrontements sur le territoire numérique : Commentaires sur des sites de restaurants, influenceurs beauté devenus outils de propagande ou encore influence des foules sur twitter. Les stratégies de communication prennent une place cruciale dans cette « guerre tik tok ».
À l’heure où il n’a jamais été aussi simple de documenter un conflit en temps réel, “l’open source intelligence” offre à tout un chacun qui s’y intéresse une possibilité presque inédite de s’informer sur le conflit en cours. Compilation des vidéos postées sur les réseaux, évolution des zones de combat via un outil servant à repérer les feux de forêts, mais aussi l’évolution du stock de munitions grâce à google maps.
Mais alors en quoi ce conflit, dans un monde de la communication instantanée, est-il influencé par les médias sociaux ? Et comment les belligérants essaient, eux aussi, d’influencer les utilisateurs de ces plateformes ?
La propagande de guerre, un fait historiquement ancré
C’est un fait, l’utilisation massive des réseaux sociaux pour (dés)informer, influencer ou mobiliser est une situation nouvelle dans les conflits armés. Cela est dû à la naissance et la prolifération récente de ces plates-formes de partage sur lesquelles tous les internautes peuvent diffuser de l’information. Il est cependant important de rappeler qu’en tout temps, la propagande de guerre fut utilisée pour gagner. Cinq siècles avant notre ère, Sun Tzu, un penseur chinois évoquait que « le comble de la réussite consistait à gagner la guerre sans la faire». La propagande et la désinformation visent ainsi un même objectif : « Modifier l’attitude de l’adversaire en sa faveur par le moyen de la manipulation des signes afin d’économiser ainsi la manipulation des armes » (SEMELIN Jacques, L’État des médias. La Découverte, 1991)
Le XXe siècle voit donc apparaître, avec l’émergence de l’information de masse, une nouvelle propagande de guerre. Les journaux relaient les communiqués de l’état-major pendant la Première Guerre mondiale, la radio et le cinéma entretiennent le mythe national pendant la Seconde et l’avènement de l’image dans tous les foyers offre un duel évident pendant la Guerre froide. À chaque innovation la propagande s’engouffre avec une volonté presque inaliénable de toujours mieux influencer et de toucher toujours plus de personnes.
Avec l’apparition du web 2.0, la propagande a fait sa mue progressivement d’une propagande de masse à une manipulation plus personnalisée presque orwellienne. Aujourd’hui, nous ne sommes pas loin du modèle de société développé par Georges Orwell dans son roman 1984. Alors que des scandales comme Cambridge Analytica, les révélations Snowden ou encore les tentatives d’ingérences étrangères dans les processus démocratiques sont connus, vos données n’ont jamais été aussi précieuses. Grâce aux bons algorithmes, vos micro-décisions, vos réactions ou vos commentaires sont analysés et étudiés pour déterminer avec précision quel est votre courant de pensée, vos opinions politiques ou les doctrines philosophiques auxquelles vous vous rattachez. Bref toute votre manière de voir le monde, pour ainsi dire quelques octets, stockée de l’autre côté du globe et utilisée pour vous influencer comme jamais auparavant.
Les médias sociaux, un terrain de guerre virtuel
Avec le basculement dans l’ère de l’instantané, nos modes de vie et processus démocratiques ont été et sont encore aujourd’hui mis à rude épreuve. À l’heure où nous voulons des réponses immédiates sur des sujets dont nous n’avons aucun contexte, où l’analyse et le recul ont laissé place à l’émotion, la guerre faisant rage en Ukraine n’échappe pas à ce besoin d’instantanéité. Laura Sibony, enseignante à HEC et autrice d’un mémoire « Les réseaux sociaux transforment-ils la guerre ? » expliquait lors d’une interview au média TV5 monde qu’on assistait ici à la première guerre « Tik Tok » :
« Peut-être que le mot de « guerre TikTok » est adapté dans la mesure où la communication se trouble, s’accélère, se passe de mots et empêche le recul de l’analyse. Le rôle des algorithmes se fait de plus en plus prégnant. Mais TikTok n’est bien sûr pas le seul terrain de la guerre. »
Laura Sibony, enseignante à HEC
Cela fait donc plusieurs années que la guerre ne se résume plus seulement à un affrontement terrestre, maritime ou aérien entre plusieurs belligérants. On parle maintenant aussi de « champs de bataille virtuel » ou de « cyberguerre » .
Deux communications aux antipodes
L’Ukraine, victime de l’assaut russe en février 2022, a fait le choix de l’ultra-médiatisation du conflit en multipliant les contenus chocs afin de faire pencher les opinions publiques en sa faveur, comme des vidéos mettant Paris sous les bombes.
Cette « guerre de l’émotion » est frappante quand on voit des influenceurs beauté devenir relai de la propagande ukrainienne en utilisant les compétences et le savoir faire du plus grand nombre, en diffusant largement les récits et communiqués ukrainiens.
A contrario, la Russie opte quant à elle pour la désinformation de masse. Selon Asma Mhalla, enseignante à Sciences po Paris, spécialisée dans les enjeux politiques et géopolitiques de l’économie numérique, la stratégie russe ne rechigne pas à instrumentaliser deux camps opposés « l’idée étant de brutaliser le débat, de polariser les idées, de chauffer à blanc les antisystèmes donc en quelque sorte d’installer une atmosphère insurrectionnelle, de façon totalement insidieuse. Ce sont des stratégies longues et invisibles ».
Une guerre personnifiée, deux dirigeants diamétralement opposés
Avec deux conceptions de la communication de guerre différentes, les deux chefs d’État belligérants le sont tout autant. Volodymyr Zelensky, communicant hors pair, galvanise sa population en ligne et soutient l’effort de guerre en informant via Twitter sur les échanges avec les différentes Nations. Les Ukrainiens, en utilisant habilement les médias sociaux, ont fait d’un de leurs seuls leviers une force majeure pour miser sur l’adhésion immédiate et massive. En diabolisant Poutine, les forces ukrainiennes ont ainsi « réactivé les imaginaires collectifs des Occidentaux ».
Vladimir Poutine, ancien directeur du KGB, a de son côté adopté une posture bien plus froide et distante. Il n’a aucun compte à son nom et toutes ses interventions passent par les canaux officiels du régime russe. Cette froideur installée vise à alimenter le culte de la personnalité, un chef incontestable et indiscutable sous l’égide des dorures du pouvoir, quand les sanctions économiques frappent durement la population et que la protestation sonne telle une musique en arrière-fond.
« L’open source information » ou l’annihilation des narratifs
Dès le déclenchement du conflit opposant Kiev à Moscou, les médias sociaux ont été une place de choix pour suivre au quotidien l’avancée des combats. Avec la participation active de la communauté OSINT et des spécialistes, ayant des profils plus militaires, il est désormais possible de suivre le déroulement de la guerre, de la résistance ukrainienne et d’éviter de tomber dans les pièges de la propagande de combat émanant des belligérants. Cependant, la communauté OSINT a également une place déterminante dans ce conflit du fait qu’elle déconstruit l’ensemble des narratifs mis en place pour justifier cette guerre.
Pour annihiler des narratifs, quoi de mieux que d’apporter des faits détaillés, et rigoureusement sourcés ? C’est la mission que s’est donné l’historien de guerre Cédric Mas sur Twitter qui, quotidiennement, tient à jour sa communauté de l’évolution des combats uniquement via des données en libre accès sur internet. Cet historien comme beaucoup d’autres enrichissent les données extraites par la communauté OSINT en apportant leur analyse spécialisée.
La guerre sur le territoire ukrainien est ainsi inédite dans ce qu’elle montre de notre monde contemporain. À l’heure du tout numérique, internet a pris une place centrale, même au cœur de conflits armés coûtant la vie à d’innombrables personnes.
Bien qu’il faille toujours remettre en question les informations se trouvant sur internet, la généralisation des pratiques de l”open source information” offre à qui le souhaite, la possibilité de prendre part au conflit qui fait rage, même depuis son canapé à 2000 km des affrontements.S’informer ou informer sur les avancées de la guerre devient facile et peut contribuer à la progression des troupes. Des citoyens soucieux d’informer, c’est sans doute ça la clé de la guerre de demain.
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